Projet de Manifeste programme du nouveau Parti communiste italien

Table des matières

Chapitre I

 

La lutte de classe pendant les cent cinquante années du mouvement communiste et les conditions actuelles

Sur mandat de la Ligue des communistes, premier parti communiste de l’histoire, Marx (1818-1883) et Engels (1820-1895), il y a cent cinquante ans, en 1848, ont exposé pour la première fois, dans le Manifeste du Parti communiste, la conception du monde, la méthode d’action et les objectifs des communistes.(1)

Dans le Manifeste du Parti communiste et dans leurs œuvres successives, ils ont utilisé les instruments les plus raffinés de la pensée, échafaudés jusqu’alors par l’humanité, pour élaborer l’expérience des ouvriers en lutte contre la bourgeoisie. Ils ont montré que les hommes n’ont pas toujours été divisés en classes d’oppresseurs et d’opprimés, que la division en classes est née à un niveau déterminé de développement des forces productives des hommes, que le capitalisme a créé les conditions qui ont rendu nécessaires la disparition de la division en classes et, avec celle-ci, l’extinction de l’Etat. Ils ont montré que par sa nature le capitalisme devait développer les forces productives et par conséquent les rendait toujours plus collectives, et que justement cela rendait impossible la survivance des rapports de production capitalistes, parce qu’ils devenaient un obstacle au développement des forces productives indispensables au capitalisme même : cette contradiction amenait inévitablement la disparition du mode de production capitaliste et de la société bourgeoise. Ils ont aussi montré que la lutte de la classe ouvrière contre la bourgeoisie, que les ouvriers menaient déjà spontanément pour améliorer leurs propres conditions, incarnait la lutte du caractère collectif des forces productives que le mode de production capitaliste générait, contre les rapports de production capitalistes eux-mêmes ; que dans cette lutte la classe ouvrière triompherait inévitablement et substituerait à la société capitaliste la société communiste, la société sans plus de division en classes et sans plus d’exploitation de l’homme par l’homme ; que la transition de la société capitaliste à la société communiste constituerait une phase de l'histoire des hommes, le socialisme, dont la forme politique serait la dictature du prolétariat.(2)

Le communisme est devenu alors, outre le mouvement pratique en action de transformation de la société, l’objectif poursuivi consciemment par le parti communiste, la conception du monde et la méthode de connaissance et d’action du parti communiste : la formation d’avant-garde organisée de la classe ouvrière, la conscience de la classe ouvrière dans la lutte pour le pouvoir, l’instrument de sa direction sur le reste du prolétariat et des masses populaires.(3)

 

1.1. Le processus de production capitaliste

 

1.1.1. La naissance et le développement du mode de production capitaliste

 

La marchandise est apparue au monde quand des hommes ont commencé à produire des biens ou des services non pas pour leur usage personnel, ni pour l’entretien des personnes auquel ils devaient pourvoir à un titre ou un autre, ni pour l’usage personnel de leurs patrons ou seigneurs, mais en hommes libres afin de les échanger librement contre des biens et des services produits par d’autres. La production de marchandises, leur circulation et l’argent qui en découle sont apparus en des temps reculés et dans plusieurs pays, comme aspect marginal des autres modes de production (esclavagiste, féodal, etc.). La circulation des marchandises a été le point de départ de la transformation de l’argent en capital. L’actuel mode de production capitaliste est né en Europe à partir du XIe siècle. A cette époque, dans certaines zones d’Europe, par un concours de circonstances, la production mercantile avait atteint un développement assez vaste. C’est alors que le capitaliste est apparu, comme incarnation du capital commercial : il acquérait des marchandises, non pour son usage personnel, mais pour les vendre et il pratiquait cette activité non pour gagner sa vie, mais pour augmenter la quantité d’argent en sa possession. Le pas suivant a eu lieu quand le capitaliste, encore commerçant, s’est mis à commander régulièrement la production de marchandises. Par la suite, à partir du XVIe siècle, le capitaliste est devenu industriel : il s’est mis à organiser lui-même la production, engageant à travailler, dans ses propres locaux (manufactures) et avec ses propres moyens de production et ses propres matières premières, des travailleurs qui à leur tour étaient libérés des chaînes de la servitude, mais aussi privés de la possibilité de pourvoir à leur propre vie par un autre moyen que la vente de leur propre force de travail (capacité de travail). A ce point, c’était l’intérêt du capitaliste non seulement de faire travailler le plus longtemps et le plus intensément possible le travailleur, mais encore d’élever le plus possible la productivité du travail de l’ensemble des travailleurs. A la différence des classes dominantes qui l’avait précédée, la bourgeoisie utilisa alors systématiquement le patrimoine culturel et scientifique ainsi que les richesses de la société, concentrés dans les mains des classes dominantes, à augmenter la productivité du travail humain.(4) Par conséquent, à partir du XVIIIe siècle, le capital est passé de la manufacture à la grande industrie mécanisée, a mis en œuvre un processus de vaste socialisation et de division du travail et a toujours plus accentué la dépendance entre les différentes entreprises. Il s’est approprié d’autres secteurs de travail (mines, transports, forêts, agriculture, pêche, services), il en a créé de nouveaux (recherche, communication) et les a rendus interdépendants. Il a relié les uns aux autres différents pays. Il a soumis les Etats anciens et il en a créé de nouveaux les mettant tous au service de sa propre valorisation. Il a envahi et d’une façon ou d’une autre il a soumis tous les pays, non seulement d’Europe, mais encore d’Asie, d’Afrique et des Amériques, les divisant entre pays capitalistes et colonies. Le travail salarié est devenu la forme principale de la production et les autres rapports de travail ont eux aussi d’une façon ou d’une autre pris sa forme.

Les rapports de production capitalistes ont été un puissant stimulant du développement économique. La recherche du profit a poussé la bourgeoisie à développer la production, à perfectionner l’outillage et à améliorer la technologie dans l’industrie, l’agriculture, les transports, les services, dans tous les secteurs, à créer de grandes infrastructures, à transformer l’environnement. Sa recherche sans limites du profit a poussé la bourgeoisie à bouleverser les habitudes et les coutumes séculaires, à ne s’arrêter devant aucun crime, à éliminer des populations entières et des civilisations, à appauvrir, à polluer et à détruire les ressources naturelles et l’environnement.

Les classes dominantes qui l’ont précédée ont toutes exploité les travailleurs pour satisfaire leurs propres besoins de consommation. C’est pourquoi elles avaient leur consommation comme limite de l’exploitation. Au contraire la bourgeoisie, ayant comme objectif non seulement sa consommation mais l’augmentation de son propre capital, a poussé l’exploitation bien au-delà de ce qui est nécessaire à la consommation de la classe dominante. Cela a été la raison de la supériorité économique du capitalisme sur les modes de production esclavagiste et féodal parmi lesquels il s’est développé, et cela a été la base du rôle progressiste tenu par la bourgeoisie dans l’histoire de l’humanité.

Le mode de production capitaliste s’est affirmé définitivement en Europe au XVIe siècle en luttant contre le mode de production féodal, parce qu'il comprenait des rapports de production (forme de propriété, rapports entre les hommes dans le travail et formes de répartition des produits) et des rapports politiques et culturels incompatibles avec le féodalisme. Il s’est imposé sur une grande échelle, d’abord en Angleterre où, par un concours de circonstances, il a pu employer la force de l’Etat pour balayer la résistance féodale, jusqu’à s’emparer aussi des campagnes qui étaient la base du mode de production féodal. Puis ont suivi la France et graduellement les autres pays européens et les colonies de peuplement anglo-saxonnes (l’Amérique du Nord et l’Australie). La succession presque ininterrompue de guerres, qui constitue l’histoire de l’Europe aux XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, la Révolution anglaise (1638-1688), la Guerre d’indépendance américaine (1776-1783), la Révolution française (1789-1815) et enfin la Révolution européenne de 1848 sont les étapes principales de la lutte par laquelle la bourgeoisie élimina essentiellement, en Europe occidentale, le monde féodal et consolida sa propre direction. Pendant que la bourgeoisie conduisait sa lutte contre le féodalisme, contre le Saint Empire Romain Germanique et les monarchies féodales, contre l’absolutisme monarchique, contre l’obscurantisme de l’Eglise romaine et de la Papauté, dans l’environnement de son mode de production, une nouvelle classe, la classe ouvrière, croissait numériquement et acquérait de la maturité culturelle et de la force politique. La bourgeoisie la contraignait à des conditions de travail et de vie pires que celles que l’on avait connues jusqu'alors, mais en même temps elle proclamait et imposait sa propre libération de l'esclavage féodal ; contre celui-ci elle arborait les mots d'ordre universels de “ liberté, égalité et fraternité ”, et contre la résistance des féodaux elle mobilisait la classe ouvrière elle-même. C'est cette nouvelle classe qui est la force dirigeante du processus de transformation de la société capitaliste en société communiste, et le communisme est, en plus de ce processus pratique de transformation, la conception du monde et la méthode de connaissance et d'action avec laquelle cette nouvelle classe conduit sa lutte.(5)

Déjà au XVIIIe siècle, dans le pays capitaliste le plus développé, l'Angleterre, l'antagonisme entre la bourgeoisie et les ouvriers était assez développé, et l'ouvrier était suffisamment différencié aussi bien du capitaliste que de l'artisan, de l’apprenti et du pauvre en général, pour donner lieu à des rébellions de différentes sortes, individuelles et collectives, et aux premières formes d'organisation de classe. Les ouvriers ont participé activement à la Révolution française mais encore essentiellement à la remorque de la bourgeoisie ; pendant la Révolution européenne de 1848 au contraire, bien que ce fût encore la bourgeoisie qui recueillit les fruits de leur lutte, ils ont déjà accédé au statut de classe indépendante et, en juin 1848 à Paris, ils ont subi une répression de masse féroce qui marqua pour la France la séparation nette entre les deux classes, et aussi la fin de la république bourgeoise qui venait de naître. Dans les premières décennies du XIXe siècle, les ouvriers se sont opposés toujours plus massivement à la bourgeoisie, ils ont acquis la conscience de classe et la capacité de lutte, ils ont entraîné à leur suite dans la lutte le reste des masses populaires, ils sont devenus dans la plupart des pays capitalistes un problème d'ordre public.

L’élaboration de l’expérience de la lutte de la classe ouvrière contre la bourgeoisie a conduit avant tout à une compréhension exhaustive des origines et de la nature du mode de production capitaliste, que jusqu'alors les plus grands théoriciens de la bourgeoisie avaient inutilement cherché à comprendre, et donc des conditions matérielles dans lesquelles la lutte de la classe ouvrière se déroulait et qui la conditionnaient.(6)

 

1.1.2. La nature du mode de production capitaliste

 

La force de travail est l'ensemble des conditions physiques et spirituelles qui se manifestent dans la personnalité d'un homme et que celui-ci met en mouvement pour produire des biens ou des services, des produits de toutes sortes. Le capitalisme naît là où le propriétaire des moyens de production, des biens de consommation ou de l'argent avec lequel on peut les acquérir — ceux-ci étant produits comme marchandises — rencontre sur le marché l'ouvrier “ libre ” qui vend sa force de travail. Dans le capitalisme, la force de travail prend, pour l'ouvrier lui-même, la forme d'une marchandise qui lui appartient et son activité, par conséquent, prend la forme du travail salarié. La valeur de la force de travail, comme la valeur de toute marchandise, est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire pour sa production. C'est pourquoi la valeur de la force de travail est la valeur des biens de consommation et des services nécessaires pour maintenir l'individu travailleur dans des conditions de vie et de travail normales dans un pays donné et à une époque donnée et pour qu'il entretienne sa famille : c’est-à-dire pour assurer la reproduction de la marchandise force de travail.(7)

L'ouvrier vend pour un temps déterminé sa force de travail et le capitaliste devient propriétaire, pendant ce temps, de cette marchandise et la consomme dans son entreprise, dans son usine. Cette utilisation de la force de travail est le processus de la production capitaliste des marchandises : un processus de production des biens et des services qui est aussi un processus de création de valeur (parce qu'il s'est déroulé dans l'environnement de la production mercantile) et un processus de valorisation du capital ou d'extraction de plus-value (parce qu'il s'est déroulé dans l'environnement du mode de production capitaliste). Le capitaliste prolonge le temps de travail au-delà du temps nécessaire à l'ouvrier pour reproduire dans les marchandises achevées une valeur équivalente à celle qu'il reçoit en compensation pour la force de travail qu'il a vendue ; il extorque donc à l'ouvrier un travail dont il ne paie pas l’équivalent, il s'approprie une valeur ajoutée à celle qu'il avait avancée, la plus-value : il exploite l'ouvrier et valorise (augmente) son capital. A partir de là, son intérêt vital sera soit de prolonger la durée du travail global soit de réduire la durée du temps de travail nécessaire. C'est là l'essentiel du mode de production capitaliste mis en lumière par K. Marx et F. Engels.(8)

Ce processus d'exploitation est la cellule à partir de laquelle s'est développée au cours de quelques siècles toute la société actuelle, la base sur laquelle s’élève tout l’édifice de la société bourgeoise actuelle et la source de la lutte de classe inconciliable entre les ouvriers, privés de tout sauf de leur force de travail et les capitalistes, propriétaires des moyens de production et des biens de consommation.

 

1.2. Les classes et la lutte de classe

 

Les classes n'ont pas toujours existé et n'existeront pas pour l’éternité. L’étude de la préhistoire a montré que dans les sociétés les plus primitives les classes n'existaient pas, et elle a permis de reconstruire à grands traits les passages à travers lesquels elles se sont graduellement formées. La division des hommes primitifs en classes est liée à une phase historique déterminée du développement de leur activité productive. Au sein de la société primitive surgit spontanément la division du travail, comme mesure qui a accru la force productive du travail humain. Cette division impliquait des hommes et des femmes systématiquement occupés par des travaux différents et des rapports déterminés entre eux. Avec la division sociale du travail et les rapports qui, dans ces conditions, l'accompagnaient, se sont développés la propriété privée des moyens de production et le contrôle privé des conditions de celle-ci (en premier lieu de la terre) qui graduellement ont remplacé la propriété commune. En conséquence naquirent les classes. Les rapports entre les classes se sont développés graduellement et sont arrivés au point que quelques classes n'ont plus participé à la production des conditions matérielles de l'existence et ont vécu du produit du travail des autres. C'est seulement la séparation des hommes en classes dominantes et en classes opprimées qui pouvait contraindre les hommes à produire systématiquement et en quantité croissante au-delà de ce qu'ils consommaient eux-mêmes. Donc la division des hommes et des femmes en classes d’opprimés et d'oppresseurs s'est imposée sur le communisme primitif parce que dans une société obsédée par la lutte contre la nature pour arracher le nécessaire à sa propre survie, cette division créait un contexte approprié au développement de forces productives plus grandes et à la naissance de niveaux supérieurs de civilisation. C'est à cause de cela que la société divisée en classes naquit. L'histoire de l’humanité, depuis quelques millénaires jusqu’à aujourd’hui, est l'histoire des sociétés divisées en classes d’opprimés et d'oppresseurs, d’exploités et d'exploiteurs. Les sociétés de communisme primitif d'alors n'ont survécu que comme forme de civilisation inférieure, isolées par rapport au courant principal et graduellement balayées et détruites par celui-ci.

Dans toutes les sociétés divisées en classes d’opprimés et d'oppresseurs, nous relevons ces quelques caractéristiques. Les relations économiques entre les classes, les rapports de production, impliquent fondamentalement trois aspects : la propriété des moyens et le contrôle des conditions nécessaires pour produire (forces productives), les relations entre les hommes dans le processus de travail, la répartition et l'emploi du produit. Les forces productives et les rapports de production constituent une unité de contraires, deux termes différents constitutifs de la société entre lesquels existe un rapport d’unité et de lutte, dans le sens que des forces productives données ont rendu nécessaires des rapports déterminés de production leur correspondant, et ceux-ci à leur tour ont permis le développement de forces productives supérieures qui ont rendu nécessaires de nouveaux rapports de production.(9)

L'ensemble des forces productives et des rapports de production constituent la structure de la société, la base matérielle, économique, de la lutte entre les classes. L'existence et la nature d'une classe, l’unité entre ses membres, ne sont pas déterminées par la conscience de ses membres, mais par la situation et le rôle que ceux-ci tiennent dans le mode de production. La lutte entre les classes dominantes et les classes opprimées est la force motrice du développement des sociétés divisées en classes.

La lutte de classe a fait surgir depuis des temps reculés l'Etat comme instrument de la classe dominante, comme association de ses membres pour régler leurs affaires et pour tenir en respect les autres classes. Lénine a démontré que “ l'Etat surgit dans le lieu, au moment et dans la mesure où les contradictions de classe ne peuvent objectivement se concilier ”. L'Etat est devenu un instrument de pouvoir de la classe économiquement plus puissante ; avec l'Etat celle-ci a acquis de nouveaux moyens pour soumettre et exploiter les classes opprimées. Le rôle essentiel de l'Etat consiste dans le fait que la classe exploiteuse confisque, comme étant son monopole et son droit exclusif, l'usage de la violence qu'elle interdit aux autres classes. Dans une société divisée en classes d’exploités et d'exploiteurs dont le conflit est inconciliable, il est incompatible avec la constitution économique de la société que le monopole de la violence soit exercé par une classe différente de celle qui est économiquement dominante. L'usage de la violence de la part des exploités ne peut que donner lieu à la guerre civile et la victoire des exploités consiste précisément à mettre fin à l'exploitation et à la classe qui possédait aussi bien le “ droit ” d'exploiter que le monopole de la violence. En dehors de la guerre civile, les exploiteurs ont le monopole de la violence et les exploités essaient de réduire l'exploitation et la violence de la répression au moyen de règles et de lois que les exploiteurs essaient toujours soit d'utiliser pour intensifier l'exploitation soit de les circonvenir.(10)

Dans la société bourgeoise, le monopole de la violence se traduit en un ensemble d'instruments professionnels de répression basés sur la division du travail : forces armées, police, magistrature, prisons, codes et lois. A côté de ce rôle, la bourgeoisie a développé au plus haut degré pour son Etat un autre rôle et une prétention : être le centre qui promeut l'expression de la volonté commune de la société et la met en acte, qui organise et dirige les affaires sociales avec le corps des fonctionnaires publics professionnels. En conséquence, la bourgeoisie cherche à faire fonctionner son Etat comme organisme général de la société, comme son délégué et représentant. Ce dernier rôle se heurte à l'antagonisme des classes que la société bourgeoise porte par nature en elle.(11) Cette prétention de la bourgeoisie impérialiste atteint sa réalisation maximale dans le capitalisme monopoliste d'Etat : son Etat devient le centre des affaires et des intrigues de la bourgeoisie impérialiste et de ses luttes intestines qui se développent mais derrière le masque de la prise en charge et de la régulation des affaires de toute la société et de toutes les classes et de l'observation des lois publiquement promulguées.(12) Dans la société socialiste, avec la dictature de la classe ouvrière, ce rôle, qui pour la bourgeoisie impérialiste était une prétention économiquement irréalisable, deviendra au contraire une réalité par rapport à l'immense majorité de la société : les ouvriers et les autres travailleurs. Puis, graduellement, avec la disparition de la bourgeoisie et l'extinction de la division en classes et des rapports et des conceptions qui en sont dérivés, s’éteindra l'Etat comme monopole de la violence et de la répression. En revanche se développera un système d'organismes de libre association de tous les travailleurs, chargés de gérer les affaires de toute la société.

Les rapports entre les classes et leurs luttes ne se limitent donc pas au domaine de la vie économique. Dans le rapport entre ceux qui disposent des moyens et des conditions de la production et ceux qui les font fonctionner, se trouve la clé de la structure du pouvoir politique, la raison de son existence et de son rôle. C'est pour cela que la lutte entre les classes antagonistes devient lutte pour le pouvoir politique. La division en classes pénètre aussi tout le reste de la vie de la société de classes et implique tout le système des rapports sociaux. Elle se manifeste donc sur le terrain de la superstructure, dans la politique, dans l’idéologie et, en général, dans toute la vie spirituelle.

L’expérience de la production et de la lutte entre les classes, c’est-à-dire l’expérience pratique de tous les membres de la société, est en définitive la source première des sensations, des sentiments et des idées avec lesquels les hommes se représentent leur vie et avec lesquels ils conduisent les luttes que celle-ci implique. La transformation de la société est régulée par des lois objectives, précisément dans le sens que l’expérience pratique produit chez les hommes et les femmes des sensations, des sentiments et des idées avec lesquels ces hommes et ces femmes résolvent les contradictions objectives qui déterminent le développement de la société, et poursuivent les objectifs que l’expérience pratique elle-même pose. De cette façon les hommes et les femmes mettent en œuvre les lois objectives du développement de la société.

Le remplacement du capitalisme par le communisme est une loi objective de la vie sociale. Qui met en pratique cette loi ? Qui transforme la réalité en conformité à cette loi ? La classe ouvrière avec son parti communiste, ses organisations de masse, ses luttes, sa direction sur le reste du prolétariat et des masses populaires. Son expérience concrète pousse la classe ouvrière à assumer ce rôle jusqu'à ce qu’elle le remplisse. Le remplacement du capitalisme par le communisme est donc un événement inévitable dans le sens précis que le capitalisme, jusqu’à sa disparition, poussera et contraindra la classe ouvrière à assumer ce rôle. Chaque fois qu'elle y manquera et donc qu'elle renoncera à sa mission historique, le capitalisme créera les conditions pour que dans le sein de la classe ouvrière et dans le sein de la société surgissent de nouvelles troupes de communistes qui ramèneront la classe ouvrière à la lutte pour le pouvoir et pour le communisme. C'est dans ce sens qu'une loi sociale est une loi objective. Non dans le sens caricatural que parfois quelques-uns de nos adversaires et quelques-uns de nos dangereux amis donnent à notre affirmation, c’est-à-dire non dans le sens qu'une loi objective se réaliserait sans l'intervention des masses et des hommes en général.

En conséquence, l’étude de l’expérience pratique permet aussi de comprendre l'origine, la signification réelle et le rôle des sensations, des sentiments et des idées existants ; tandis que, en général, il est vain de tenter d'expliquer la réalité existante en cherchant son origine dans les sentiments, dans les idées, dans les aspirations et dans la volonté des individus, des groupes et des classes sociales.

A l’époque du capitalisme, dans la société se sont formées deux grandes classes ennemies qui s'affrontent : la bourgeoisie et la classe ouvrière.(13) Au début la lutte entre ces deux classes a pris la forme d'une lutte économique. C’était la lutte d'une partie ou d'un groupe d'ouvriers contre un seul capitaliste, tantôt dans une usine tantôt dans une autre. Cette lutte ne visait pas encore les bases du système d'exploitation. Son but conscient et déclaré n’était pas d’éliminer l'exploitation, mais de l’atténuer, d’améliorer la situation matérielle et les conditions du travail. Cette première forme de lutte a tenu un rôle important, parce qu'elle a organisé et éduqué les ouvriers ; mais en même temps elle a mis en lumière son caractère limité. L'intervention de l'Etat pour défendre les capitalistes dans la lutte économique a fait comprendre aux ouvriers que leur lutte devait prendre un caractère politique, qu'ils devaient arracher, à l'Etat ennemi, des lois et des mesures en leur faveur (réformes). Plus tard, avec le marxisme, les ouvriers ont atteint une conscience plus ample de leur propre situation sociale. Leur lutte est devenue plus consciente, jusqu’à prendre un caractère supérieur, la forme de lutte pour abattre l'Etat de la bourgeoisie, construire leur Etat et, grâce au pouvoir conquis, éliminer l'exploitation et les bases historiques de celle-ci : la division de la société en classes. La lutte économique, la lutte politique pour conquérir les réformes et la lutte révolutionnaire pour le socialisme sont aujourd'hui trois secteurs différents de lutte objectivement liés entre eux. Le parti communiste doit diriger le mouvement dans les trois secteurs de façon à porter la lutte révolutionnaire à la victoire.

De toutes les classes en conflit avec la bourgeoisie, même de celles qui sont écrasées et opprimées par la bourgeoisie, seule la classe ouvrière peut prendre la direction de la lutte commune contre la bourgeoisie et la porter à la victoire définitive. En effet elle est, par son rôle dans cette même société capitaliste, la classe la plus consciente et la plus organisée entre toutes les classes populaires. Mais pas seulement : elle est aussi la classe porteuse d'un mode de production nouveau, supérieur, le mode de production communiste. En effet la classe ouvrière ne peut améliorer durablement et à grande échelle sa propre condition dans la société qu'en abolissant en général la propriété privée des moyens de production, en instaurant des rapports de production correspondants pleinement au caractère collectif déjà atteint par les forces productives et mettant ainsi fin à l'exploitation de l'homme par l'homme et à toute division en classes.(14)

La naissance des classes a été le résultat du développement spontané de la société. En revanche, la disparition des classes ne peut être que le résultat de la lutte consciente de la classe ouvrière, qui conduit à l'instauration de sa domination politique et au socialisme, étape de transition nécessaire sur la voie de la disparition de toutes les différences de classe. Mais la conscience de la classe ouvrière est en définitive générée par la contradiction fondamentale de la société bourgeoise. C'est pour cela que la lutte pour le communisme se poursuit inexorablement et renaît après chacune des défaites qui accompagnent son développement, pourvu que les défaites accompagnent le développement de toute nouvelle grande conquête des hommes.

 

1.3. L’impérialisme, dernière phase du capitalisme

 

Dans les décennies suivant la Révolution européenne de 1848 ont été créées les conditions matérielles qui ont rendu nécessaire la société communiste et en partie ont été créées aussi les conditions spirituelles nécessaires à mettre en marche la transition de la société capitaliste à la société communiste, c’est-à-dire à l'instauration d'une société socialiste.

Au cours du XIXe siècle, contrainte d'abord par une série cyclique de crises économiques (1815, 1825, 1836, 1847, 1857, 1867), puis par la Grande Dépression (1873-1895), pour empêcher la chute du taux de profit, la bourgeoisie — européenne et américaine — a développé les forces productives de la société sur une grande échelle et a étendu son rayon d'action à tous les continents. Ceci a signifié une forte augmentation du caractère collectif de l’activité économique. La concurrence entre de nombreux capitalistes a laissé la place aux monopoles d'une poignée de grands groupes capitalistes. Le capital bancaire et le capital productif se sont fondus dans le capital financier qui, sous diverses formes (dépôts, assurances, prêts, hypothèques, sociétés par action, obligations, etc.), a aussi pris le contrôle de l’épargne et des propriétés des autres classes. La bourgeoisie — européenne et américaine — a étendu au monde entier son réseau commercial, a colonisé et soumis à une exploitation implacable les peuples des pays non encore capitalistes (la majorité de la population mondiale) et a divisé le monde en pays capitalistes et pays arriérés et exploités. Elle a cherché des domaines d'investissement et des sources de rente aux quatre coins du monde. Elle créa ainsi un organisme productif unitaire qui, directement ou indirectement, plus ou moins complètement, englobait une grande partie de la population mondiale.(15)

Vers la fin du XIXe siècle, l’évolution des sociétés bourgeoises est arrivée à un tel point qu'elle a entraîné dans l'histoire de l’humanité un tournant : la division de la société en classes et leur antagonisme ont cessé d’être la condition favorable au développement des forces productives des hommes et sont devenus un frein. En conséquence, les conditions objectives étaient mûres pour une organisation sociale supérieure, le communisme, basée sur la propriété commune et sur la gestion collective des forces productives de la société par les travailleurs associés.

Le cours objectif avait aussi fait surgir dans la classe ouvrière, en opposition à l’idéologie et aux habitudes propres à la condition servile à laquelle elle était soumise, les sentiments, la conscience, les habitudes, les attitudes et les capacités organisatrices nécessaires à la nouvelle société. La société avait suivi le parcours que, quelques décennies auparavant, Marx et Engels avaient mis en lumière.

Le monde était entré dans la phase impérialiste du capitalisme, la phase de la décadence du capitalisme et de la révolution prolétarienne, dans laquelle nous nous trouvons toujours. Ceci impliquait une série de changements importants dans le domaine économique, politique et culturel, par rapport à la phase d'ascension du capitalisme.

Pour conserver la propriété individuelle capitaliste des forces productives, la bourgeoisie d'alors a dû tenir compte du caractère déjà collectif de celles-ci. Elle a dû sans arrêt mettre en œuvre des formes de gestion collective des forces productives, tout en restant sur le terrain de la propriété individuelle capitaliste de celles-ci, ces formes que Marx avait appelées Formes antithétiques de l’unité sociale (FAUS) : sociétés par action, associations de capitalistes, cartels internationaux de secteur, banques centrales, banques internationales, systèmes monétaires fiduciaires, politiques économiques d'Etat, organismes économiques publics, contrats collectifs de travail, systèmes d'assurance générale, règlements publics des rapports économiques, organismes supranationaux, jusqu'au capitalisme monopoliste d'Etat et au système monétaire fiduciaire mondial.(16) Les FAUS ont tenu un rôle toujours plus important dans la structure économique de la société qui restait cependant dans sa masse composée d'une myriade de capitalistes individuels, de producteurs individuels (petits-bourgeois), de vendeurs et d'acheteurs de marchandises et de force de travail en concurrence entre eux. Elle restait donc ingouvernable. Plan du capital, cartel capitaliste unique mondial, gouvernement mondial de l’économie capitaliste, etc. sont restés et restent des illusions et des imbroglios.(17) Une direction stable et sur une grande échelle de l’économie capitaliste par l'Etat ou par des consortiums bancaires a été souvent promise et proclamée, mais elle s'est toujours révélée précaire et velléitaire. Les FAUS sont restées inévitablement des superstructures fragiles, précaires et d’efficacité limitée. Celles-ci sont toutefois un indice de la nécessité du communisme, elles ont montré que le communisme est possible et ont créé quelques instruments matériels et quelques prémices pour le communisme. Lénine en particulier a fait remarquer que le capitalisme monopoliste d'Etat constituait la préparation matérielle la plus complète pour le socialisme, bien qu'entre celui-ci et le socialisme serait nécessaire le saut constitué par la révolution socialiste, c’est-à-dire que le pouvoir et la direction de la société passeraient de la bourgeoisie impérialiste à la classe ouvrière.

La bourgeoisie a dû en somme créer sans arrêt des associations de capitalistes qui ont constitué une médiation entre la propriété individuelle capitaliste des forces productives et leur caractère collectif et qui ont été en quelque sorte et provisoirement aptes à dépasser les effets les plus dévastateurs créés par la permanence des rapports de production capitalistes malgré le caractère déjà collectif des forces productives.

Simultanément la lutte contre l’avancée du communisme et la conservation de l’ordre existant sont devenues les tâches qui ne sauraient être négligées par la bourgeoisie. Cependant cela l’amenait inévitablement à la fois à la défense et à la récupération des vieilleries du passé qui survivaient en quelque sorte à la révolution bourgeoise (les institutions féodales, les églises, les pratiques obscurantistes, les sociétés secrètes, etc.) et à d’autres activités en opposition à la valorisation du capital. Récupération qui devient source de nouvelles contradictions et de nouvelles crises : rapports de dépendance personnelle, organisations criminelles, remplacement de la concurrence économique par la violence et la corruption, supériorité du pouvoir discrétionnaire des gouvernements, des administrations publiques et de leurs représentants sur les lois, corruption qui en résulte et entente des fonctionnaires publics et des hommes politiques avec les grands capitalistes, élimination des concurrents, guerre entre groupes capitalistes dont les rapports ne peuvent plus être régulés par des lois et des institutions qui leur soient communes, etc.

Dans la société, dans une certaine mesure, les Forces subjectives motrices de la révolution socialiste se sont aussi déjà formées. La Ligue des communistes (1847-1852) avait créé les conditions de la naissance du marxisme. La Ire Internationale, l’Association internationale des travailleurs (1864-1876) avaient obtenu la victoire dans la lutte du marxisme sur les conceptions anarchiques et petites-bourgeoises du socialisme et avaient diffusé le marxisme parmi les travailleurs avancés et les communistes du monde entier. La première révolution prolétarienne, la Commune de Paris (1871), bien que sauvagement réprimée par la bourgeoisie, avait montré pour la première fois la classe ouvrière au pouvoir, avait fourni de grands enseignements sur la nécessité du parti communiste de la classe ouvrière et avait fait connaître le socialisme aux opprimés du monde entier. Dans les partis socialistes et sociaux-démocrates de la IIe Internationale (1889-1914), le prolétariat des principaux pays capitalistes, en particulier européens, avait dans une certaine mesure acquis en masse la conscience que les conquêtes de ses luttes revendicatives ne pouvaient devenir durables qu’avec la transformation socialiste de la société et avait acquis une large hégémonie sur les autres classes populaires. Il était devenu la force politique qui incarnait et personnifiait l’exigence objective du passage au communisme et avait créé des institutions aptes à former et à exprimer la volonté de la nouvelle classe : son propre parti politique, les syndicats, les autres organisations de masse.

La bourgeoisie est devenue par force conservatrice et réactionnaire. L’époque de la démocratie bourgeoise et du rôle progressiste de la bourgeoisie était définitivement révolue. L’extension au prolétariat, aux masses des pays impérialistes et aux peuples des colonies des droits de la démocratie bourgeoise, de la reconnaissance formelle de l’égalité, du même droit à déterminer la direction de l’Etat et à gouverner, se heurtait en effet à la nécessité, inscrite dans les rapports économiques, de maintenir la dictature de la bourgeoisie impérialiste sur eux. Dans chaque pays bourgeois, quant aux rapports économiques, l’Etat doit avant tout défendre et promouvoir les intérêts de la bourgeoisie : en effet si les capitalistes ne font pas de bons profits, toute l’activité économique du pays tombe en ruine et cela bouleverse aussi la vie de toutes les autres classes. Dans chaque société capitaliste, la dictature politique de la bourgeoisie est économiquement nécessaire, bien que les formes qu’elle prend changent selon les circonstances concrètes. Tant que le prolétariat était faible, la bourgeoisie était révolutionnaire, elle avait lutté pour la démocratie, pour la liberté, pour la souveraineté populaire contre le féodalisme, l’absolutisme monarchique et l’obscurantisme clérical ; à partir du moment où le prolétariat est devenu fort et en état de faire valoir effectivement les droits jusque-là seulement proclamés, la bourgeoisie est devenue par la force des choses le centre de rassemblement de toutes les forces réactionnaires et son Etat s’est transformé en contre-révolution préventive organisée.

Etant donné la survivance de la propriété capitaliste des forces productives, la collaboration de la masse des prolétaires dans l’organisme unitaire de la production sociale ne peut se réaliser dans la forme de la participation universelle consciente à la gestion des affaires sociales. Dans le capitalisme, le prolétaire est juridiquement libre, il n’est lié ni à la terre ni à aucun patron : il peut aller chercher du travail dans l’entreprise de l’un ou l’autre capitaliste. Et pourtant il ne peut pas être libre par rapport à la bourgeoisie dans son ensemble. Privé de moyens de production, il est obligé de chercher à vendre sa force de travail et à subir pour cette raison le joug de l’exploitation. La bourgeoisie a besoin de la liberté du vendeur et de l’acheteur de marchandises, mais elle doit aussi empêcher que les prolétaires s’allient et réduisent leur exploitation soit en faisant augmenter leur salaire au-dessus de la valeur de leur force de travail soit en réduisant la différence entre le temps effectif de travail et le temps de travail nécessaire pour produire une valeur égale à celle de la force de travail. Par conséquent, elle doit faire obstacle à la croissance de la conscience et de l’organisation de la masse des prolétaires et, vu l’impossibilité de l’empêcher dans l’absolu, elle doit dévier, périodiquement arrêter net et refouler les organisations et la conscience des prolétaires.

En entrant dans l’époque impérialiste, la bourgeoisie dans le champ culturel, repousse au second plan la recherche et la diffusion de la compréhension du monde physique et des processus sociaux, et met au premier plan la culture d’évasion et l’élaboration et la diffusion des théories qui cachent les rapports sociaux effectifs, qui défendent l’ordre existant et qui en proclament l’éternité. Les théories religieuses et leurs églises, contre lesquelles auparavant la bourgeoisie s’était battue, la bourgeoisie les a récupérées et imposées de nouveau aux masses pour conserver leur collaboration et arrêter leur développement politique : un exemple de cela en Italie c'est la réforme Gentile de l’école.(17bis) La bourgeoisie a pris sous sa protection la religion comme instrument nécessaire de domination sur les classes et les peuples opprimés. Les institutions et les autorités religieuses, que la révolution bourgeoise n’avaient pas encore éliminées, du pape au dalaï-lama, sont remises à neuf et gratifiées du rôle de défenseur de l’ordre constitué et de guide des masses : en Italie la Papauté a été érigée en Etat indépendant, muni de richesses et d’immunité (l'Etat du Vatican). La bourgeoisie athée impose l’instruction religieuse à l’école et a institué les religions en religions d’Etat.

Même les rapports entre les membres et les groupes de la classe dominante ont subi un changement qualitatif : les rapports démocratiques et régulés par les lois et les normes publiquement acceptées sont peu à peu remplacés par la domination d’une poignée de représentants du capital financier sur l’ensemble de la bourgeoisie et par des rapports antagonistes entre les représentants des fractions du capital global de la société. La militarisation de l’activité de l’Etat, la manipulation de l’information et de l’opinion publique, la subordination des institutions politiques et sociales soit à la corruption du capital financier soit au contrôle et à l’infiltration des organes répressifs, les complots de la diplomatie secrète et des services secrets, la formation de bandes armées qui se soustraient aux règlements et aux lois officiels, sont devenus des pratiques courantes de la bourgeoisie impérialiste dans chaque pays. Les organisations secrètes restantes (franc-maçonnerie, Mafia, ordres de chevalerie, etc.) se sont transformées en sociétés financières et criminelles.

 

Depuis que le capitalisme est entré dans sa phase impérialiste la transition au communisme est devenue un parcours objectivement nécessaire, inscrit pour ainsi dire dans le caractère objectif pris par les forces productives de la société. Ceci non dans le sens que la transformation sera rapide et facile, mais dans le sens qu’elle est devenue l’unique parcours possible du progrès et que, tant que ceci n’a pas été engagé et achevé, l’humanité aura vécu “ le travail d’accouchement ” inachevé, comme les événements qui se sont succédé jusqu’à aujourd’hui l’ont confirmé. Une fois réalisées les conditions matérielles qui rendent nécessaire la société communiste, le facteur déterminant est constitué par les conditions subjectives : c’est-à-dire celles qui rendent la classe ouvrière capable de diriger les masses populaires afin d’abattre le pouvoir de la classe dominante et de commencer la transition du capitalisme au communisme.

A cette époque-là, le mouvement communiste a marqué objectivement un tournant : comment affronter la nouvelle situation ? Un combat au niveau mondial entre deux lignes antagonistes s’y engagea. “ La lutte entre les deux tendances principales du mouvement ouvrier, le socialisme révolutionnaire et le socialisme opportuniste, remplit toute la période qui va de 1889 à 1914. ”(18)

Dans chaque parti socialiste existait une gauche, mais c’est seulement dans le Parti ouvrier social-démocrate de la Russie (POSDR) qu’elle avait atteint une compréhension suffisante du fait que l’époque du développement progressiste de la bourgeoisie, de la démocratie bourgeoise, “ du développement plus ou moins pacifique du capitalisme ”, était terminée.(19) Donc dans le mouvement communiste au niveau mondial prévalut la droite, constituée par l’aristocratie ouvrière et par des intellectuels provenant d’autres classes. Le socialisme opportuniste s’appuyait théoriquement sur le révisionnisme de E. Bernstein (1850-1932). Celui-ci soutenait qu’une transformation graduelle et pacifique de la société capitaliste en société socialiste était possible parce que le capitalisme s’était de fait engagé sur une voie différente de celle indiquée par Marx, c’est-à-dire qu’il s’était engagé sur une voie d’atténuation des antagonismes de classes, d’extension illimitée des droits démocratiques aux masses et de gouvernement rationnel du mouvement économique de la société par l’Etat démocratique. La reddition des partis sociaux-démocrates à la bourgeoisie en 1914 signa la fin peu glorieuse de la IIe Internationale et la fin de toute prétention scientifique du révisionnisme de Bernstein. Le mouvement communiste renaquit plus fort ailleurs.

 

1.4. La première crise générale du capitalisme, la première vague de la révolution prolétarienne et le léninisme

 

Au début du XXe siècle, le mode de production capitaliste se heurta pour la première fois à sa limite intrinsèque, que Marx avait indiquée : la surproduction absolue de capital.(20) Le capital accumulé était désormais tellement grand que, dans les conditions existantes, l’emploi dans la production de tout le capital accumulé aurait comporté la diminution de la masse du profit et, d’autre part, bien qu’elle fut grande, la masse de plus-value extorquée aux travailleurs n’était pas suffisante pour valoriser le capital en son entier. Seulement une partie du capital accumulé pouvait être employé comme capital productif. De là la lutte entre les groupes capitalistes parce que chacun veut valoriser son capital. D’autre part, la surproduction du capital signifiait la surproduction de toutes les choses dans lesquelles le capital se matérialise : surproduction des moyens de production, surabondance des matières premières, surproduction des biens de consommation, surabondance de la force de travail (chômage, surplus de personnel), surabondance d’argent. En conséquence, toute la vie de toutes les classes est bouleversée.

A ce moment-là a explosé la première crise générale du capitalisme (1910-1945), qui, partant de l’économie, s’est transformée nécessairement en crise politique et culturelle, en situation révolutionnaire de longue durée, en guerre impérialiste et en révolution prolétarienne. Celle-ci prit fin seulement grâce aux destructions des forces productives et aux bouleversements des lois, des institutions et de la culture qui ont atteint leur point culminant avec la Seconde Guerre mondiale.

Au début de la première crise générale, le monde était déjà tout divisé entre les groupes impérialistes et leurs Etats. La bourgeoisie impérialiste a défendu férocement, dans chaque pays et au niveau international, les organisations existantes (le système colonial, le système monétaire mondial, les organisations juridiques et législatives, etc.) comme forme de son pouvoir. Mais par contre le capital avait désormais occupé tous les espaces d’expansion qui lui étaient possibles dans le milieu institutionnel et juridique  donné et ne pouvait plus s'étendre sans le subvertir. Chaque groupe impérialiste pouvait donc agrandir ses affaires et augmenter ses profits seulement en occupant l’espace d’un autre groupe impérialiste. Les difficultés rencontrées par l’accumulation de capital bouleversaient l’entier processus de production et de reproduction des conditions matérielles de l’existence de la société tout entière, toute la structure économique de la société et la superstructure politique et culturelle. Les rapports entre la bourgeoisie impérialiste et les masses populaires déployèrent tout leur antagonisme. La classe dominante ne pouvait plus régir les rapports entre les groupes qui la composaient ni tenir en respect les masses avec les anciens systèmes, ni les masses ne pouvaient accepter la désagrégation et les souffrances que la crise générale leur amenait.

C’est alors que commença une situation révolutionnaire de longue durée : le monde devait changer, les intérêts acquis et consolidés devaient être éliminés, le réseau de relations commerciales et financières devait être dissous, un nouvel ordre devait être instauré.(21) Aucun individu, groupe, parti, aucune classe particulière n’était en état de faire sortir la société de la crise dans laquelle le développement objectif du capitalisme l’avait conduite : seule une mobilisation générale des larges masses pouvait éliminer les rapports, les habitudes et les pratiques bien ancrés et en établir de nouveaux. Contraintes par la situation objective, les grandes masses se seraient mobilisées pour instaurer une nouvelle société. La mobilisation des masses était un événement objectif, comme en montagne l’écoulement des eaux vers la vallée pendant un orage ; c’était un événement dont les causes motrices ne résidaient pas dans l’initiative et dans la conscience des individus et des partis.

L’enjeu et l’objet de la lutte politique entre les classes, entre les partis et les individus étaient de savoir si la mobilisation des masses serait dirigée par quelque groupe de la bourgeoisie impérialiste et aboutirait à l’instauration d’un nouvel ordre mondial encore capitaliste par la destruction d’une partie du capital accumulé et des forces productives qui l’incarnaient (mobilisation réactionnaire des masses) ou si elle serait dirigée par la classe ouvrière par l’intermédiaire de son parti communiste et aboutirait à l’instauration de la société socialiste qui aurait enlevé immédiatement, au moins à la partie la plus importante des forces productives existantes, le caractère de capital (mobilisation révolutionnaire des masses). La mobilisation des masses n’est pas générée par le groupe, parti ou classe qui la dirige, mais il n’y a pas de mobilisation des masses qui n’ait de direction : dès le début, à l’intérieur de celles-ci, il y a lutte pour la direction entre les deux classes, les deux voies et les deux lignes et la mobilisation des masses réalise son objectif seulement sous la direction d’une des deux classes antagonistes.(22)

Dans le mouvement communiste, la compréhension la plus profonde de la transformation que l’humanité accomplissait et des forces qui se combattaient en elle fut exprimée par Lénine (1870-1924). Le léninisme est devenue la deuxième étape supérieure de la pensée communiste, le marxisme de l’époque pendant laquelle la bourgeoisie commençait à décliner et les premières révolutions prolétariennes victorieuses se développaient.

D’abord a prévalu la mobilisation réactionnaire : la bourgeoisie impérialiste avait déjà partout en main le pouvoir et l’action des révisionnistes à l’intérieur de la IIInternationale avait avec succès fait obstacle à la gauche dans l’accumulation des forces révolutionnaires par la classe ouvrière. La bourgeoisie précipita tous les peuples dans une période de bouleversements, de destructions, de souffrances et de massacres de dimensions jusqu’alors inouïes qui ont duré plus de trente ans. L’Europe et l’Asie ont été mises à feu et à sang, les deux Amériques, l’Afrique et l’Océanie ont été pressurées pour contribuer à la guerre. Dans chaque pays ont émergé des groupes bourgeois, qui, au nom de la sauvegarde des intérêts généraux de leur propre classe, ont pris la direction en soumettant à leurs propres intérêts ceux des autres groupes et se sont mis à la tête de la mobilisation réactionnaire des masses.

La mobilisation réactionnaire des masses a assumé, et ne pouvait qu’assumer la forme de la guerre entre Etats et la forme de la guerre civile : la bourgeoisie impérialiste n’avait pas d’autre moyen pour “ décider ” quels intérêts particuliers devaient être sacrifiés à la sauvegarde de la classe et lesquels devaient s’imposer comme nouveaux intérêts généraux de toute la classe, ni pour réprimer la révolution. Dans chaque pays impérialiste, pour s’opposer à l’instabilité du régime politique qui dérivait de la crise, l’Etat de la bourgeoisie impérialiste devait employer ses moyens pour ouvrir dans le monde de nouveaux espaces à l’expansion des affaires des groupes capitalistes du pays. Les conflits économiques entre les groupes impérialistes et entre la bourgeoisie et les masses populaires étaient devenus antagonistes et se transformèrent en conflits entre Etats impérialistes et en conflits politiques à l’intérieur de chaque pays. Le cours de la société capitaliste avait mis à l’ordre du jour l’alternative guerre ou révolution. La bourgeoisie impérialiste mobilisa donc les grandes masses, comme cela ne s’était jamais vu auparavant, contre d’autres masses, étrangères ou du même pays et la guerre assuma le caractère de guerre d’extermination de masse.

Les premières années de la crise générale ont été consacrées à la préparation politique, militaire, économique et psychologique de la guerre. Puis la bourgeoisie lança les masses dans la Première Guerre mondiale. Mais déjà, au cours de la Première Guerre mondiale, la classe ouvrière réussit dans une série de pays à transformer la mobilisation réactionnaire en mobilisation révolutionnaire : les masses, que la bourgeoisie impérialiste avait mobilisées et jetées hors du cours traditionnel de leur vie pour qu’elles donnent leur sang et leurs forces pour faire prévaloir ses propres intérêts, se sont retournées contre ceux qui les dirigeaient et ont changé de camp.

Seul parmi tous les partis de la IIe Internationale, le Parti ouvrier social-démocrate de Russie, guidé par Lénine, se révéla prêt à affronter la situation et réussit à transformer la guerre impérialiste en révolution victorieuse, dans le premier “ assaut du ciel ” de la classe ouvrière et des masses exploitées. En 1917, la classe ouvrière donna le signal de départ de la conquête du pouvoir politique en Russie qui se conclut en 1921 avec la victoire sur les armées blanches et contre la première agression impérialiste et avec la fondation de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) en 1924. Bien que d’autres révolutions prolétariennes explosent en Europe (Allemagne, Autriche, Hongrie, Finlande, Pays Baltes, etc.) et sont vaincues, dans d’autres pays (Italie, Roumanie, Pologne, France, etc.) le ferment révolutionnaire ne réussit pas non plus à se transformer en début de conquête du pouvoir. Mais à partir de la victoire de la Révolution d’Octobre a commencé la première vague de la révolution prolétarienne qui a bouleversé le monde et a ouvert une nouvelle époque pour toute l’humanité.

A partir de cette époque-là, la mobilisation réactionnaire a toujours eu deux lignes directrices : la guerre entre les groupes impérialistes et la répression de la révolution, et elle s’est affaiblie à chaque fois que les deux lignes directrices entraient en conflit et que les groupes impérialistes s’entre-déchiraient à propos de celle qui devait être prioritaire.

La mobilisation réactionnaire des masses se concrétisa par la création de régimes terroristes de masse comme le fascisme, le nazisme et le franquisme, par l’invasion japonaise de la Chine et d’autres pays asiatiques (1936-1945), par le déchaînement de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945).

La mobilisation révolutionnaire s’est renforcée grâce à la victoire obtenue en Russie. La classe ouvrière, au moyen de ses partis communistes créés dans le cadre de l’Internationale Communiste (1919-1943), dans plusieurs pays coloniaux et semi-coloniaux, a pris la direction des luttes anti-impérialistes de libération nationale qui culminèrent avec la fondation de la République populaire coréenne et avec la conquête du pouvoir en Chine (1949) et la fondation de la République populaire chinoise (RPC) ; elle a conduit avec force dans de nombreux pays la lutte contre le fascisme, le nazisme et le franquisme ; elle a défendu avec succès ses propres institutions politiques instaurées en Union soviétique contre les assauts répétés des puissances impérialistes coalisées (1918-1921 et 1941-1945), contre les sabotages, contre les blocus économiques, contre l’agression acharnée de la bourgeoisie impérialiste qui n’a reculé devant aucun délit ; elle a réussi à décourager les projets agressifs des groupes impérialistes anglo-américains qui méditaient une deuxième agression et à empêcher leur convergence avec les groupes impérialistes allemands ; avec la grande victoire contre l’agression des nazis et de leurs alliés (1945), elle a réussi à créer de nouveaux pays socialistes en Europe orientale et centrale : les démocraties populaires de Pologne, d’Allemagne, de Tchécoslovaquie, de Hongrie, de Roumanie, de Bulgarie, d’Albanie et de Yougoslavie ; elle a entamé la transition au communisme de plus d’un tiers de la population mondiale ; elle a développé les forces révolutionnaires dans le monde entier ; elle a acquis une grande expérience dans le domaine vierge de la transition du capitalisme au communisme, synthétisée dans l’œuvre de Lénine, de Staline (1879‑1953) et de Mao Tsé-toung (1893‑1976).

Pendant la première crise générale du capitalisme, la classe ouvrière n’était cependant pas encore suffisamment consciente et organisée pour vaincre la bourgeoisie même dans les pays où elle était plus forte, dans les pays impérialistes. Dans ces pays, la classe ouvrière ne s’était pas encore donné une direction propre, ni suffisamment consciente des tâches stratégiques ni, par conséquent, suffisamment capable de repérer et de réaliser systématiquement les tâches tactiques relatives à l’accumulation des forces de la révolution et à la conquête du pouvoir.

Les partis socialistes existant dans ces pays au début de la crise générale avaient accepté des prises de position contre la guerre que la bourgeoisie préparait (comme le Manifeste du congrès international de Bâle, 1912), mais les déclarations révolutionnaires cachaient une ligne politique, une tactique et une organisation réformistes, imprégnées d’illusions dans le caractère encore démocratique de la bourgeoisie. Ces partis ont donc été absolument incapables d’assumer la direction de la mobilisation des masses et, en 1914, ils ont été submergés par l’opportunisme et par le social-chauvinisme.

Les partis communistes constitués dans les pays impérialistes dans le cadre de l’Internationale Communiste ont fait partout un bond en avant par rapport aux partis socialistes, mais ils n’ont pas réussi à être à la hauteur de la situation. Les courants de droite, imprégnés des illusions sur le caractère encore démocratique de la bourgeoisie et de méfiance dans la capacité révolutionnaire de la classe ouvrière et des masses populaires, sont restés forts. La gauche n’a pas compris la nature de la crise générale en cours ni les caractéristiques de la situation révolutionnaire de longue durée et elle n’a pas réussi par conséquent à développer une ligne juste pour l’accumulation des forces révolutionnaires. Elle a généralement considéré le fascisme, le nazisme, les guerres et en général la mobilisation réactionnaire des masses comme des exceptions et des urgences, tandis que, en réalité, la révolution procède en suscitant contre elle une contre-révolution puissante et c’est seulement en la soumettant que les forces révolutionnaires deviennent capables de fonder la nouvelle société. C’est en vain que Staline formula pendant cette période la loi selon laquelle la lutte des classes devient plus intense au fur et à mesure que la classe ouvrière avance vers la victoire.(23)

En conséquence, la droite eut beau jeu à imposer une ligne réformiste, dans laquelle le parti communiste faisait fonction d’aile gauche d’un bloc politique dirigé par des groupes bourgeois et la classe ouvrière renonçait à prendre le pouvoir pour elle-même. Les partis communistes des pays impérialistes ont donné en général cette interprétation de droite à la ligne du Front populaire antifasciste, lancé par l’Internationale Communiste à son VIIe congrès (juillet-août 1935). Dans quelques pays, les masses populaires, guidées par leurs partis communistes respectifs, ont conduit de grandes luttes et ont déployé un grand héroïsme dans la lutte contre le fascisme, le nazisme et le franquisme et la réaction en général, luttes qui ont accumulé un grand patrimoine d’expériences et qui constituent le point le plus haut atteint jusqu’à maintenant par la classe ouvrière de ces pays dans sa lutte pour le pouvoir. La bourgeoisie a réussi à empêcher que la première vague de la révolution prolétarienne ne gagne aussi dans les plus importants pays impérialistes, mais elle a dû payer le prix fort avec les réformes que les masses populaires ont réussi à arracher.

Dans les pays coloniaux et néo-coloniaux, la ligne de la révolution de nouvelle démocratie, avec laquelle la classe ouvrière par l’intermédiaire de son parti communiste assumait la direction de la révolution démocrate-bourgeoise, fut adoptée et appliquée seulement par quelques partis communistes, en particulier par le Parti communiste chinois et le Parti du travail coréen, avec un grand succès. Dans les autres pays coloniaux et semi-coloniaux a prévalu la ligne de laisser la direction de la révolution démocrate-bourgeoise aux mains de la bourgeoisie nationale qui l’a conduite à la faillite. Bien qu’elles aient échoué, les révolutions démocrates-bourgeoises ont cependant apporté la disparition du vieux système colonial et la transformation des colonies en semi-colonies ou en pays relativement indépendants.(24)